Archives de catégorie : Poésie

Pasolini – La religon de mon temps

Extrait :

Ici, parmi les maisons, les places, les routes pleines
d’infamies, de la ville où domine
désormais ce nouvel esprit qui offense

l’âme à chaque instant, – avec les dômes,
les églises, les monuments muets dans le mésusage
angoissé qui est l’usage des hommes

qui ne croient pas – je me refuse
dorénavant à vivre. Il n’y a plus rien
en dehors de la nature – où du reste n’est répandu

que le charme de la mort – rien
de ce monde humain que je puisse aimer.
Tout me fait souffrir : ces gens

qui suivent tête baissée le moindre appel
que leurs patrons veulent leur adresser,
adoptant, sans prêter garde, les plus infâmes

habitudes de victime désignée ;
le gris de leurs habits sur les routes grises ;
et leurs gestes gris où semble imprimée

la complicité muette du mal qui les envahit ;
leur fourmillement autour d’un bien-être
illusoire, comme un troupeau autour de trop peu de fourrage ;

leur régularité de houle, qui fait alterner
cohues et déserts dans les rues,
dans une série de flux et de reflux obsessionnels

et anonymes de nécessité rances ;
leurs agglutinements aux bars sombres, dans les cinémas lugubres,
le coeur lugubrement résigné à la banalité…

Arbre

Le futur est un arbre géant.
Quelle branche vas-tu choisir ?
Vas-tu rester au pied de l’arbre bloqué par la peur ?
Ou vas-tu grimper jusqu’à la canopée pour admirer le paysage ?
Pour apprécier ce que signifie la liberté.
Quelle existence choisis-tu ?
Résignation ou révolution.
A quel point l’égoïsme empoisonne ta raison ?
L’individu n’est rien sans le groupe et vice-versa.
Notre survie dépend de l’autre et non du supermarché.

Laurent Zunino

Recueil de poésies trouvé au hasard dans un restaurant d’Etretat…EParce qu’il y a…

Parce qu’il y a des printemps qui toujours me surprennent
aux mille coins des rues parmi les horizons barrés et des
âmes en perdition…
Parce qu’il y a cette éphémère beauté d’enivrement dans
l’unique seconde d’un nuage illuminé de pluie, de joie et de
message, et ces soleils cachés qui te surprennent chaque fois
à l’improviste, au milieu du néant, de la foule, des bars à
culs, des magasins de frimes, de la culture même, distribuée,
contrôlée, étiquetée…
Parce qu’il y a cette valise jamais complètement vidée et qui
n’en finit plus de se souvenir…
Tous ces moments perdus à jamais, dans le cyle fatigant,
inlassable, l’équilibre quoi ! Ce balancier de la montre !
Cette cithare qui nous câline et qui te happe un peu comme
la musique, fille maquillée de rêves, d’inacessible envie,
d’un désir trop puissant et qui se meurt, flot bouillonnant de
notre malheur, de notre joie démesurément inquiète, de nos
cimetières d’espoir, tombe d enos illusions…
Parce qu’il y a toi et tes cheveux, et ton regard, et ton
sourire, et ta main sur la mienne, et ton rire comme un écho
de mon enfance, enterrée, gâchée, oubliée même sauf peut-être
sur ce dessin pastel griffonné tout à l’heure, lorsque je
n’étais plus…
Parce qu’il y a tout cela et tout le reste distribué au hasard
d’une rencontre, ou d’un regard !
Je chante mon tourment inondé par la vie,
éperdu de couleurs, je peins mon chagrin d’aimer,
et toujours un peu plus, chaque jour je me noie.


La classe…

C’est les cloches qui sonnent sur Florenc qui danse,
c’est un vin qui devine une autre vie divine,
c’est d’l’argent dans son jean sans trop savoir combien,
l’étranger qui n’est pas un touriste à photos…
C’est ta façon d’fumer, une prière, un geste…
C’est le noir d eta soir comme une cathédrale,
transparence sans lois, c’est l’parfum de la femme…
C’est Michel-Ange inachevé, une pensée, un cri,
et c’est l’imaginaire comme un déclic vert…
C’est chanter sous la pluie même parmi les passants,
c’est un verre de cristal et tes lèvres mouillées,
c’est l’contraire du paraître et de la suffisance,
c’est la culture, la vraie, pas celle qu’on étale,
c’est le souffle et le vent dans l’ombre d’un Rembrandt.

La classe c’est l’anarchie, ordre de liberté,
comme un orgue à Paris écouté au hasard
entrebâillant les portes d’un cloître oublié,
c’est ce vieux manuscrit, griffon du temps blessé
et c’est l’homme solitaire qui rit devant sa glace…


Le vieux bateau

Des mille traversées sur des mers magiques
ne reste que la rouille et un peu de minium,
des mines de marées sur de claires musiques
ne reste que la houle d’un souvenir opium.

Compagnon des dauphins, il était pharaon
au large des médiocres, divaguant de ses rimes,
chevron des chers embruns, il était étalon
aux marges des midis ocres, glissant sur les abîmes.

Mais la jeunesse s’use et le navire sombre
dans un port, oublié, un vieux bateau s’endort
caisse parmi les méduses et vampire sans tombe.

D’avoir tant navigué sa coque est malheureuse
car bien pis que la mort, il s’ennuie amarré
pauvre loque attelé à ses cordes huileuses…

Site internet

Poésies d’Espagne

E

Carlos Alvarez

Des paroles qui ont souffert

… et parfois, quand j’attrape une parole,
d’autres les suivent derrière jusqu’à mes doigts
alors que je les regarde, elles ont du sang ;
des cicatrices parfois : elles ont  peur.
Ce sont des paroles qui tremblent, murmurent
à voix basse, comme à l’office
chuchotent en disant leur rosaire
les vieilles endeuillées. Mais ensuite,
quand elles voient que je suis seul, qu’il n’y a rien à craindre,
elles se  placent, tout comme dans un vers
avec méthode et ordre, mais toujours
avec quelque peu de mystère.
Ce sont des paroles qui ont beaucoup souffert ;
qui sont allées en prison, ou qui sur la poitrine
ont senti le fusil comme un présage
chargé de silence.
Ce sont des paroles humbles, soumises,
qui disent : « oui, monsieur » à tout bout de champ ;
accoutumées au travail dur
et au fouet sur le dos, comme le peuple.
Mais parfois aussi elles s’approchent de moi
en frappant le sol, dures comme l’acier ;
paroles bien trempées par la lutte,
qui te regardent en face, sans détour,
et alors je ne soutiens pas leur regard
car elles lancent du feu.
Avec toutes les paroles qui s’approchent
je pétris ce pain de lutte et de peur ;
ce pain imprégné d’espérance
mais parfois aussi de découragement,
que je confie à l’amour de vos mains
avides de lui arracher son secret.


 

J.A. Goytisolo

Une histoire d’amour

Ils s’aimaient. C’était le temps
des premières pluies d’été
et ils s’aimaient. Les jours
furent comme un long tissu blanc
entourant leurs corps enlacés.

Une année, peut-être, passa,
puis trois ou sept, et toujours
ils s’aimaient fougueusement,
se cherchaient dans l’ombre des parcs
et dans les lits furtifs.

Ils ne parlaient presque jamais. Elle disait
qu’on l’attendait, qu’elle avait peur,
et lui, il travaillait au bureau
et regardait sa montre, en attendant l’heure
de retourner auprès d’elle à nouveau.

Ils étaient différents et ils s’aimaient. Lui
était marié avec une blonde idiote,
et elle avait quatre enfants,
un mari méthodique et joyeux
qui jamais ne l’avait comprise.

Ils s’aimaient en silence
comme s’ils remplissaient un grave devoir.
Leurs vies étaient différentes, mais
quelque chose de très fort les unissait, quelque chose
qui dans leurs étreintes se réalisait.

Arme à double tranchant

Le poème
est une arme
à double tranchant.
L’un, doux,
et l’autre
comme un cri coupant,
comme un lancinement
incisif.

Ah, poète très tendre !

N’oublie pas
cette partie
du poème.
Le châtiment
c’est de mourir de dos,
égorgé
par l’autre
tranchant.


 

Jaime Gil de Biedma

Je ne redeviendrai pas jeune

Que la vie c’était sérieux
on commence à le comprendre plus tard
– comme tous les jeunes je suis venu afin
d’entraîner la vie.

Je voulais laisser ma trace
et sortir au milieu des applaudissements
– vieillir, mourir, c’était là seulement
les dimensions du théâtre.

Mais le temps a passé
et la vérité désagréable se fait jour :
vieillir, mourir,
voilà l’unique sujet de la pièce.

Orhan Veli

Orhan Veli Kanik, né le 13 avril 1914 à Istanbul et mort le 14 novembre 1950 à Istanbul, est un poète turc, qui fut l’introducteur, avec Nazım Hikmet, du vers libre dans la poésie turque.

Editions Bleu Autour

Un article sur le site Kedistan

Orhan Veli

Passer le temps

Toutes ces belles femmes pensent
Que chacun de mes poèmes d’amour
Leur est destiné.
Malheureusement
Je sais bien que je les écris
Pour passer le temps.

Robinson

De tous mes amis d’enfance
Mon arrière-grand-mère est la plus chérie
Depuis le jour où nous avons inventé mille façons
De sauver le pauvre Robinson de son île déserte
Et pleuré tous deux
En voyant souffrir Gulliver
Perdu
Aux pays des géants

Quantitatif

J’aime les belles femmes
J’aime aussi les ouvrières
J’aime encore plus
Les belles ouvrières

Mes paroles

Je suis né en 1914,
J’ai parlé en 15,
Je parle encore.
Que sont devenues mes paroles ?
Parties au ciel ?
Peut-être reviendront-elles toutes
En 1939,
Transformées en avion ?

Si Allah existe
Je ne lui demande rien d’autre.
Cependant je ne souhaite
Ni qu’il existe
Ni l’avoir comme dernier recours.

En mal de mer

Des bateaux traversent mes rêves
Par-dessus les toits, bateaux pavoisés ;
Moi le malheureux,
Moi en mal de mer depuis des années,
Je regarde, regarde et pleure.

Je me souviens de mon premier regard sur le monde
A travers la coquille d’une moule :
Le vert de l’eau, le bleu du ciel,
Le plus moucheté des éperlans…
De la blessure ouverte sur une huître
S’écoule mon sang encore salé
.
Nous étions partis comme des fous,
Au large, vers l’écume toute blanche !
L’écume n’a pas le cœur méchant,
L’écume ressemble aux lèvres ;
Faire l’amour avec l’écume
N’est pas un péché pour l’homme.

Des bateaux traversent mes rêves
Par-dessus les toits, bateaux pavoisés ;
Moi le malheureux,
Moi en mal de mer depuis des années.

Cap sur la liberté

Avant la levée du jour
Quand la mer est encore blanche tu partiras.
Au creux des paumes la volupté d’étreindre les rames,
En toi le bonheur de réaliser quelque chose,
Tu iras.
Dans les remous des filets de pêche tu iras.
Surgissant sur ta route des poissons t’accueilleront,
La joie te prendra.
Tirant les filets,
La mer viendra dans tes mains écaille par écaille ;
A l’heure où se taisent les âmes des mouettes
Dans leurs rochers cimetières,
De tous les horizons brusquement
Un tumulte explosera.
Tout ce que tu voudras :
Sirènes, oiseaux, festivités, fêtes, fiestas ?
Cortèges, grains de riz, voiles de mariée, grand pavois ?
Ohéééé !
Mais qu’est-ce que tu attends ? Jette-toi à la mer.
Tu vas manquer à quelqu’un ? Peu importe.
Ne vois-tu pas la liberté de tous côtés ?
Sois voile, sois rame, sois gouvernail, sois poisson, sois eau,
Va jusqu’où tu pourras.

Gratis

Gratis, nous vivons gratis.
Air gratuit, nuage gratuit ;
Ruisseau, mont gratuits ;
Pluie, boue gratuites ;
Silhouettes des voitures,
Portes des cinémas,
Vitrines gratuites ;
Ni pain ni fromage mais
Eau amère gratuite ;
Liberté au prix de la vie,
Esclavage gratuit.
Gratis, nous vivons gratis.

Poème trou

Troué le gousset, troué le gilet,
Trouée la manche, trouée la chemise,
Troué le pan, troué le cafetan.

Tu es une vraie passoire, mon grand !

L’école de Rochefort

 E

Jean Bouhier – Escale

L’équipage était sans navire
le ciel avait largué le vent
il n’était plus temps de partir
il était trop tôt pour mourir
l’ombre avait étouffé le dernier soupir des mourants

Partir et l’aventure entre les yeux
et la mer que l’on voit un peu
le passager au bout de son désir
la houle au bout du bras
les mots qui s’en vont pas à pas

L’équipage avait peu d’espoir
un peu de charbon dans la soute
et les maisons qui dansent après boire
les assassins qui bordent les routes
et les relents d’amour qui se perdent le soir

Partir et le bruit sourd des capitales
le gouffre que l’on tient au creux de l’estomac
les cris d’alléluia que l’on livre au grand mât
et les accordéons qui pleurent
le sentiment perdu au croisement des vagues

L’équipage était sans navire
les cris peuplaient la poitrine
le capitaine hurlait à la dérive
la mer ne lui répondait pas
le promeneur avait franchi la rive.


René Guy Cadou – Continuez !

Allez ! Continuez sans moi la voyage
Abandonnez-moi comme un excédent de bagages
Dans le hall d’une grand gare
Ou sur une plage
Sans couvertures ni vivres
A quoi bon !

En ce moment vous traversez peut-être une forêt
A mi-chemin de la montagne
Et vous vous arrêtez soudain pour regarder
Le bleu des arbres et le fond des vallées

Pas de danger qu’on m’aperçoive
Derrière la dernière maison
Après le presbytère
Plus loin
Où l’on relègue les wagons
Là-bas
Dans l’herbe

Comme une chaussure qui boit
Le soleil rit
Et je me sens moi-même porté
En cet après-midi du début de l’année
A des excès de langage.


Jean Follain – L’orage au musée

Il était monté par de grands escaliers
de pierre blanche ;
dehors une femme en courant emportait
un nouveau-né sous la trombe
mais près de lui une autre aux yeux mouillés,
aux lèvres dessinées
regardait les toiles italiennes.
Au plus fort de l’orage réfugié au musée
il écoutait son cœur comme on fait dans les bois
retrouvait les verrières dépolies,
les balustres de fer forgé
le luisant de la cire
tous les grands tableaux bruns et rouges
et aussi dans son souvenir
une fille indolente à la robe ardoise,
aux fins cheveux aile de corbeau
et dont il avait tout un soir
réchauffé les pieds dans ses mains.


Louis Guillaume – Noir comme la mer

Tout ce que je ne puis te dire
A cause de tant de murs,
Tout cela qui s’accumule
Autour de nous dans la nuit,
Il faudra bien que tu l’entendes
Lorsqu’il ne restera de moi
Que moi-même à tes yeux caché.
Tout ce que je ne puis te dire
Et que tu repousses dans l’ombre
A force de trop désirer,
Cet amour noir comme la mer
Où venaient mourir les étoiles
Et ce sillage de lumière
Que je suivais sur ton visage,
Tout ce qu’autrefois nous taisions
Mais qui criait dans le silence,
Tout ce que je n’ai pu te dire
Le sauras-tu, sur l’autre bord
Quand nous dormirons bouche à bouche
Dans l’éternité sans paroles ?


Jean Rousselot – Il n’y avait que le silence

Il n’y avait que le silence
Derrière chaque mot volé
La route expirait dans les pierres
Entre les murs écroulés

Et pourtant le dernier poète
Tendait l’oreille vers la mer
Et cherchait encore à saisir
L’insaisissable oiseau de la parole.

Poètes surréalistes

Poètes Surréalistes

Jacques Baron – Le piège au repos

La chère nue brûle La chair nue brûle
Toutes les nuées toutes les femmes
sont venues au bord de mer
dans des chariots de coquelicots
Aux bâtiments de la grand’ville
flottent des sanglots de drapeaux

La chair nue coupable des merveilles de ce monde
accroche à ses seins nus les nues de l’autre monde
La forêt sans un bruit s’avance vers les femmes
Les oiseaux sont des boules de feu au bout des palmes
Les femmes et la forêt font l’amour dans les lignes de ma main

Ruisseaux de cruauté Arbrisseaux de fragilité
Mésanges mes anges en liberté
Tombeau de la charmante vérité
Pleurez pleurez naïveté
Sourcils soucis de ma beauté
Bâti bateau de charité
Muse abusée mon heure d’été

Rue du liseron lisez le rendez-vous
des fous aux cheveux roux
aux chapeaux ronds
montés sur des chameaux marron
avec les charrons des mots charmants
qui marchent sur des peaux de harengs
renâclent à la besogne et soignent les bedeaux
qui n’ont que la peau sur les os

Les jours limités par les jours qui s’enfuient
Les Cent-Jours imités de la Princesse Guardafui
et le colosse ruiné au pied du Mont Sinaï
La paille et la poutre à la corvée de patates
et le doux chèvrefeuille allant chez la voisine
Le Pas d’Ane rêveur à genoux dans la cuisine
et le silence qui fait un bond de monde en monde
et les chardons de la raison
manœuvrent les colimaçons
Les feuilles tombent et l’œil fonde
à l’horizon la dernière maison
du premier homme de la terre
et du dernier le plus obscur
amant des muses pissant le long du mur

(Je suis né…, Seghers, 1952)


Pierre de Massot – Le déserteur

Non non la vie ne vaut à aucun prix la peine
d’être vécue et je sais bien qu’un prochain jour
je m’en déferai comme d’une veste à la couleur
et à la coupe de laquelle on ne peut s’habituer
pour la première fois vraiment heureux sans doute
mais néanmoins avec la neige
d’une mélancolie infinie amassée dans mon cœur
lourdement amassée dans les replis de mon cœur
comment pourrais-je donc regretter quelque chose
moi qui ne me suis jamais attaché à rien
sinon à cette étoile immense inaccessible et toujours plus lointaine

qu’est l’amour
sinon à cette flamme dévoratrice et sibilante
qu’est l’amour
sinon sur le désert brûlant des corps à ce soleil implacable
qu’est l’amour
sinon à ce grand rêve où sombrent tous les rêves
qu’est l’amour
sinon à cette mort chaque fois plus mortelle
qu’est l’amour
comment pourrais-je encore espérer quelque chose
moi qui désespérais de tout au monde
comment pourrais-je croire à quelque chose au monde
moi qui jamais n’ai cru en rien
moi l’éternel chercheur d’or au fond de tes yeux
de tes yeux d’or où les paupières
faisaient de l’ombre sur mon ciel
pour me ravir mieux mon trésor

Mes amis sont partis tous mes amis sont morts

Édouard Édouard toi que j’ai tant aimé
toi sur le cœur de qui j’ai dormi tant de soirs
toi à cause de qui je meurs de vivre et de t’attendre
Erik nos promenades tout au long de la nuit
sur les berges du fleuve où venaient les étoiles
perles aux doigts du vent éclore entre nos mains
Jacques autour de la lampe quand les fumées d’opium
nous enivraient j’aurais voulu j’aurais bien dû
te serrer dans mes bras et te dire et dire Jacques
mais le train passe et l’heure passe et le temps passe
comment ô bien-aimés ai-je pu vivre
sans vous une seule heure une seule

Je me le demande souvent le soir à cette heure
où vous m’entourez invisibles
me pressant de vous rejoindre
vous que seuls je voudrais revoir
ô visitation silencieuse et pleine pourtant de rumeurs
de murmures comme de baisers perdus entendus
par l’oreille appliquée au creux d’un coquillage
quand l’océan déferle aux flancs des monstres glauques

Fantômes de l’Amour qu’êtes-vous devenus

Bordel de sacré nom de dieu qu’ils prennent garde
ceux qui voudraient me dire que la vie après tout
qu’il existe ici-bas des devoirs des obligations
qu’il est tout à fait impardonnable de s’y soustraire
et qu’elle est belle à qui sait lui sourire
et cætera des conneries en veux-tu en voilà
j’ai trop souffert pour les entendre et ne tolérerai
pas d’être ainsi emmerdé Est-ce compris
que la blatte en soutane le serpent à cornette
ne profitent pas de mon agonie si par mégarde
ma mort n’est point instantanée
pour cheminer le long de la muraille
et pour ramper jusqu’au bois de mon lit
avec un affreux bruit de chapelets de patenôtres et d’orémus
à d’autres ces sornettes bons apôtres
qu’on me laisse crever en paix dans la ténèbre
comme une pauvre bête se cache pour mourir
on ne présente pas les armes que je sache
aux déserteurs On les fusille
Je n’ai jamais été ici qu’un déserteur

(1931)


Philippe Soupault –  La bouée

Foutez-moi à la mer
mes amis
mes amis quand je mourrai
Ce n’est pas qu’elle soit belle
et qu’elle me plaise tant
mais elle refuse les traces
les saletés les croix les bannières
Elles est le vrai
silence et la vraie solitude

Pour un peu de temps
celui qui me reste à vivre
nous savons mes amis
que l’odeur qui règne
autour des villes
est celle des cimetières
que le bruit des cloches
est plus fort que celui du sang

Foutez-moi à la mer
mes amis
il y a de la lumière et du vent
et ce sel qui ronge tout
qui est comme le feu
et comme les années
La mer ne reflète rien
ni les visages ni les grimaces

Je ne veux pas de ces longs cortèges
de ces femmes en deuil
des gants noirs
et de tous ces bavards
Rien qui rappelle ces ombres
ces larmes et ces oublis
La mort est mon sommeil
mon cher sommeil

Foutez-moi à la mer
les amis
les amis inconnus mes frères
Tous ceux qui ne m’ont pas connu
et qui n’auront ni regrets
ni souvenirs
Pas de souvenirs surtout
seulement un coup d’épaule

(Poésies complètes, GLM, 1937)

Pier Paolo Pasolini « Au prince »

Si le soleil revient, si le soir descend
si la nuit a un goût de nuis à venir,
si un après-midi pluvieux semble revenir
d’époques trop aimées et jamais entièrement obtenues,
je ne suis plus heureux, ni d’en jouir ni d’en souffrir ;
je ne sens plus, devant moi, la vie entière…
Pour être poètes, il faut avoir beaucoup de temps ;
des heures et des heures de solitudes sont la seule
façon pour que quelque chose se forme, force,
abandon, vice, liberté, pour donner un style au chaos.
Moi je n’ai plus guère de temps : à cause de la mort
qui approche, au crépuscule de la jeunesse.
Mais à cause aussi de notre monde humain,
qui vole le pain aux pauvres et la paix aux poètes.

1958

Extrait de :

Pasolini La persecution