Jacques Baron – Le piège au repos
La chère nue brûle La chair nue brûle
Toutes les nuées toutes les femmes
sont venues au bord de mer
dans des chariots de coquelicots
Aux bâtiments de la grand’ville
flottent des sanglots de drapeaux
La chair nue coupable des merveilles de ce monde
accroche à ses seins nus les nues de l’autre monde
La forêt sans un bruit s’avance vers les femmes
Les oiseaux sont des boules de feu au bout des palmes
Les femmes et la forêt font l’amour dans les lignes de ma main
Ruisseaux de cruauté Arbrisseaux de fragilité
Mésanges mes anges en liberté
Tombeau de la charmante vérité
Pleurez pleurez naïveté
Sourcils soucis de ma beauté
Bâti bateau de charité
Muse abusée mon heure d’été
Rue du liseron lisez le rendez-vous
des fous aux cheveux roux
aux chapeaux ronds
montés sur des chameaux marron
avec les charrons des mots charmants
qui marchent sur des peaux de harengs
renâclent à la besogne et soignent les bedeaux
qui n’ont que la peau sur les os
Les jours limités par les jours qui s’enfuient
Les Cent-Jours imités de la Princesse Guardafui
et le colosse ruiné au pied du Mont Sinaï
La paille et la poutre à la corvée de patates
et le doux chèvrefeuille allant chez la voisine
Le Pas d’Ane rêveur à genoux dans la cuisine
et le silence qui fait un bond de monde en monde
et les chardons de la raison
manœuvrent les colimaçons
Les feuilles tombent et l’œil fonde
à l’horizon la dernière maison
du premier homme de la terre
et du dernier le plus obscur
amant des muses pissant le long du mur
(Je suis né…, Seghers, 1952)
Pierre de Massot – Le déserteur
Non non la vie ne vaut à aucun prix la peine
d’être vécue et je sais bien qu’un prochain jour
je m’en déferai comme d’une veste à la couleur
et à la coupe de laquelle on ne peut s’habituer
pour la première fois vraiment heureux sans doute
mais néanmoins avec la neige
d’une mélancolie infinie amassée dans mon cœur
lourdement amassée dans les replis de mon cœur
comment pourrais-je donc regretter quelque chose
moi qui ne me suis jamais attaché à rien
sinon à cette étoile immense inaccessible et toujours plus lointaine
qu’est l’amour
sinon à cette flamme dévoratrice et sibilante
qu’est l’amour
sinon sur le désert brûlant des corps à ce soleil implacable
qu’est l’amour
sinon à ce grand rêve où sombrent tous les rêves
qu’est l’amour
sinon à cette mort chaque fois plus mortelle
qu’est l’amour
comment pourrais-je encore espérer quelque chose
moi qui désespérais de tout au monde
comment pourrais-je croire à quelque chose au monde
moi qui jamais n’ai cru en rien
moi l’éternel chercheur d’or au fond de tes yeux
de tes yeux d’or où les paupières
faisaient de l’ombre sur mon ciel
pour me ravir mieux mon trésor
Mes amis sont partis tous mes amis sont morts
Édouard Édouard toi que j’ai tant aimé
toi sur le cœur de qui j’ai dormi tant de soirs
toi à cause de qui je meurs de vivre et de t’attendre
Erik nos promenades tout au long de la nuit
sur les berges du fleuve où venaient les étoiles
perles aux doigts du vent éclore entre nos mains
Jacques autour de la lampe quand les fumées d’opium
nous enivraient j’aurais voulu j’aurais bien dû
te serrer dans mes bras et te dire et dire Jacques
mais le train passe et l’heure passe et le temps passe
comment ô bien-aimés ai-je pu vivre
sans vous une seule heure une seule
Je me le demande souvent le soir à cette heure
où vous m’entourez invisibles
me pressant de vous rejoindre
vous que seuls je voudrais revoir
ô visitation silencieuse et pleine pourtant de rumeurs
de murmures comme de baisers perdus entendus
par l’oreille appliquée au creux d’un coquillage
quand l’océan déferle aux flancs des monstres glauques
Fantômes de l’Amour qu’êtes-vous devenus
Bordel de sacré nom de dieu qu’ils prennent garde
ceux qui voudraient me dire que la vie après tout
qu’il existe ici-bas des devoirs des obligations
qu’il est tout à fait impardonnable de s’y soustraire
et qu’elle est belle à qui sait lui sourire
et cætera des conneries en veux-tu en voilà
j’ai trop souffert pour les entendre et ne tolérerai
pas d’être ainsi emmerdé Est-ce compris
que la blatte en soutane le serpent à cornette
ne profitent pas de mon agonie si par mégarde
ma mort n’est point instantanée
pour cheminer le long de la muraille
et pour ramper jusqu’au bois de mon lit
avec un affreux bruit de chapelets de patenôtres et d’orémus
à d’autres ces sornettes bons apôtres
qu’on me laisse crever en paix dans la ténèbre
comme une pauvre bête se cache pour mourir
on ne présente pas les armes que je sache
aux déserteurs On les fusille
Je n’ai jamais été ici qu’un déserteur
(1931)
Philippe Soupault – La bouée
Foutez-moi à la mer
mes amis
mes amis quand je mourrai
Ce n’est pas qu’elle soit belle
et qu’elle me plaise tant
mais elle refuse les traces
les saletés les croix les bannières
Elles est le vrai
silence et la vraie solitude
Pour un peu de temps
celui qui me reste à vivre
nous savons mes amis
que l’odeur qui règne
autour des villes
est celle des cimetières
que le bruit des cloches
est plus fort que celui du sang
Foutez-moi à la mer
mes amis
il y a de la lumière et du vent
et ce sel qui ronge tout
qui est comme le feu
et comme les années
La mer ne reflète rien
ni les visages ni les grimaces
Je ne veux pas de ces longs cortèges
de ces femmes en deuil
des gants noirs
et de tous ces bavards
Rien qui rappelle ces ombres
ces larmes et ces oublis
La mort est mon sommeil
mon cher sommeil
Foutez-moi à la mer
les amis
les amis inconnus mes frères
Tous ceux qui ne m’ont pas connu
et qui n’auront ni regrets
ni souvenirs
Pas de souvenirs surtout
seulement un coup d’épaule
(Poésies complètes, GLM, 1937)